Montbéliard, laboratoire d’idées : L’héritage des sociétés savantes dans l’émulation intellectuelle locale

01/09/2025

Introduction : Le Pays de Montbéliard, creuset d’émulation

Au rayon des territoires français où l’esprit de curiosité et le désir de savoir ont laissé une empreinte profonde, le Pays de Montbéliard occupe une place de choix. Niché à la lisière des traditions françaises, suisses et allemandes, ce pays est, dès le XVIII siècle, le théâtre d’un foisonnement intellectuel souvent méconnu. À l’origine de cette dynamique, des sociétés savantes animées par des femmes et des hommes passionnés, désireux de partager, d’expérimenter, d’enseigner et de transmettre. Derrière leurs salles feutrées et leurs publications à la reliure soignée, se jouait bien plus qu’une élite en vase clos : un véritable mouvement d’émulation, dont les échos irriguent la vie culturelle montbéliardaise jusqu’à nos jours.

Comprendre les sociétés savantes : de la sociabilité à la transmission

Au cœur de l’Europe des Lumières, les sociétés savantes répondent à un double besoin : sociabilité et circulation du savoir. À Montbéliard, alors principauté protestante rattachée au duché de Wurtemberg, l’influence transfrontalière favorise très tôt la création d’associations dédiées aux sciences, aux lettres et aux arts.

  • Un socle protestant : la valorisation de l’éducation, héritage de la Réforme, constitue le terreau de cet engouement.
  • Un esprit ouvert : situé aux carrefours commerciaux et intellectuels, la ville attire – et retient – des esprits brillants venus de Suisse, d’Allemagne, d’Alsace et de France.

La première grande société montbéliardaise, la Société d’Émulation du Doubs, voit le jour en 1799, peu après la Révolution. Elle prend la suite d’autres cercles (tels l’Académie de Montbéliard ou la Société littéraire) et s'inspire ouvertement des modèles allemands et suisses. Elle se donne pour mission d’« encourager les progrès de la science, de la morale, des arts utiles », comme le résume un rapport de l’époque (Source : Archives départementales du Doubs).

Quels savoirs circulaient à Montbéliard ?

Loin de rester cantonnées à des disciplines « savantes », les sociétés montbéliardaises abordent un spectre remarquable de sujets :

  • Sciences naturelles
  • Médecine et hygiène
  • Botanique
  • Histoire locale et généalogie
  • Littérature et poésie
  • Musique et beaux-arts

En témoignent les communications publiées dans les Bulletins, tels le traité d’entomologie du médecin Samuel Perrot ou les études sur les métiers à tisser et sur la faune locale. Une place de choix est accordée à la préservation du patrimoine : actes de fouilles archéologiques (les vestiges gallo-romains de Mandeure notamment), recueils de chansons populaires, description des coutumes locales. (Source : Société d’Émulation du Doubs, archives numérisées).

On relèvera également la volonté d’ouverture, notamment dans les échanges avec la Suisse voisine (la Société des Sciences Naturelles de Neuchâtel) et avec la Société d’Histoire Naturelle de Strasbourg, témoignant d’une science sans frontières.

Lieux d’étude, réseaux d’entraide : les sociétés comme moteurs de la vie intellectuelle

Les sociétés savantes investissent tour à tour salles de lecture, salons privés, bibliothèques et même musées. À Montbéliard, leur ancrage dépasse la simple réunion :

  • Création d’une bibliothèque publique ouverte dès le XIX siècle, issue des collections privées de membres issus de la bourgeoisie locale (dont la famille Peugeot – voir Pierre Peugeot, passionné de botanique).
  • Développement de cabinets de curiosités : artefacts archéologiques, collections naturalistes, vieux manuscrits. Leur résultat : le socle du Musée du Château, encore visible de nos jours.
  • Appui à la scolarisation et à l’accès à la culture : nombreuses conférences publiques, liens avec les écoles primaires et le Collège de la ville (futur Lycée Cuvier).

L’émulation n’est pas qu’un slogan ; il s’agit d’un système d’appartenance et d’entraide, où chaque membre s'efforce de faire progresser la connaissance. Plusieurs figures locales en témoignent : Jean-Othon Kæppeli, pionnier de l’histoire régionale ; Jules Conlon, promoteur de la vulgarisation médicale ; Jeanne Vaillot, une des rares femmes membres au début du XX siècle, qui défend la sauvegarde du patrimoine oral régional (Sources : L’Ami du Peuple, numéros de 1902 et 1921).

Des avancées concrètes impulsées par les sociétés savantes

  • L’ouverture à la modernité  : Les sociétés soutiennent l’installation d’équipements nouveaux (ponts, écoles, usines modèles). À partir de 1890, la Société d’Émulation publie plusieurs rapports sur l’eau potable et mène des campagnes contre les épidémies, alors que la ville connaît une industrialisation accélérée (source : Archives municipales de Montbéliard, Rapport sur l’hygiène publique 1894).
  • Le rôle de la diffusion : En éditant leurs travaux, elles irriguent la presse régionale et nationale (jusqu’au Bulletin de la Société d’Émulation de Besançon). C’est à travers ces réseaux que l’on suit, dès 1889, la découverte d’un ossement attribué à un rhinocéros préhistorique à Courtelevant, qui fera la une de plusieurs revues internationales (source : Comptes rendus de la Société de géologie).
  • L’innovation pédagogique : Organisation de conférences populaires, publication de fascicules à visée éducative (comme la série « Montbéliard à travers les âges »). On estime que chaque cycle annuel attire entre 400 et 600 auditeurs, un chiffre notable dans une ville qui ne compte alors qu’environ 10 000 habitants (Sources : Statistiques municipales, 1898).
  • L’ancrage dans la vie quotidienne : Initiatives de préservation du patrimoine bâti et naturel, campagnes de sauvegarde des anciens moulins, recommandations sur la construction du Nouvel Hôtel de Ville (achevé en 1864). Les sociétés se font régulièrement médiatrices entre administrateurs municipaux et citoyens.

Des sociétés connectées au tissu local et international

Contrairement à une idée reçue, les sociétés savantes ne vivaient pas en autarcie : elles ont, au contraire, activement participé à des réseaux interrégionaux et internationaux. Dès 1835, des correspondances actives sont entretenues avec l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres (Paris), les sociétés suisses, et même le Muséum de Genève. Plusieurs membres travaillent à la mise en place d’expositions universelles : celle de 1867 à Paris voit la Société locale présenter des échantillons de produits industriels montbéliardais (source : Dossier Expositions Universelles, archives de la Ville de Paris).

Par la suite, leur rôle pivote : à l’aube du XX siècle, elles deviennent les défenseurs du patrimoine régional au moment des grandes mutations industrielles. Le premier inventaire des monuments historiques du Pays de Montbéliard, mené en 1904 grâce à des bénévoles issus de la société, sera ultérieurement utilisé pour protéger plusieurs sites inscrits à l’Inventaire National.

Anecdotes et figures marquantes : destins d’exception

Plusieurs anecdotes rappellent que l’esprit d’émulation, loin d’être figé, s’incarne aussi dans des histoires singulières. Par exemple, la correspondance entre le naturaliste Jean-Frédéric Oberlin (originaire du Ban de la Roche, Alsace) et des savants montbéliardais, témoigne d’échanges sur les innovations agricoles et les progrès scolaires – Oberlin envoyant en 1784 un traité inédit sur la culture des pommes de terre, bien avant leur diffusion généralisée.

Côté botanique, le recensement du Jardin botanique de Montbéliard par la Société d’Émulation a révélé la présence de 180 espèces rares (chiffre rapporté en 1912), dont plusieurs hybridations inédites pour la France de l’Est. Les collections ont contribué à la fondation d’un herbier, toujours conservé aux archives du musée.

Autre figure saluée : Gustave Adolphe Hirn, originaire de Colmar mais très impliqué dans les réseaux savants régionaux, réalise à Montbéliard ses premières expérimentations sur la thermodynamique. L’émulation locale, le mettant en contact avec des observateurs attentifs, lui ouvre de nouvelles perspectives qui feront de lui l’un des pionniers de la physique appliquée en France (source : Revue d’Histoire des Sciences, 1983).

Un patrimoine vivant : la postérité des sociétés savantes

Aujourd’hui, si les sociétés savantes historiques ont vu leur rôle se transformer, leur héritage se lit à travers plusieurs institutions : bibliothèques publiques enrichies de centaines d’ouvrages, réseaux d’associations d’histoire locale, et un regard toujours présent sur la valorisation du patrimoine architectural et naturel. Chaque année, plus de 40 parcours sont organisés à Montbéliard pour faire découvrir l’histoire locale, dans une dynamique qui ne renie rien de l’esprit d’origine : croiser les regards, relier passé et présent, et encourager la circulation des idées (source : Office de Tourisme du Pays de Montbéliard, 2023).

À l’ère de l’information numérique, cet héritage perdure sous de nouvelles formes : blogs, groupes d’intérêt scientifique, conférences itinérantes. De cette tradition de transmission et d’innovation, Montbéliard maintient un art singulier de l’émulation, où la curiosité demeure la plus durable des fidélités.

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