Aux sources de l’émulation : comprendre les visées des sociétés savantes à Montbéliard

09/09/2025

Un territoire d’émulation : le Pays de Montbéliard, terreau fertile du savoir

Au XVIIIe siècle, l'Europe s'anime d'une effervescence intellectuelle portée par les Lumières. Le Pays de Montbéliard, enclave protestante, culturelle et politique, insérée entre la France, la Suisse et l'Allemagne, n’échappe pas à ce souffle révolutionnaire. C’est précisément dans ce contexte que s’enracinent les sociétés savantes montbéliardaises. Fondées autour de 1750, elles incarnent l’ambition d’un territoire modeste, mais ouvert sur le monde, prêt à faire dialoguer science, lettres et arts (Source : Archives municipales de Montbéliard).

Comment expliquer qu’une petite ville atteigne, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, une vitalité scientifique et culturelle dépassant largement son rayonnement urbain ? Montbéliard – et notamment sa fameuse Société d’émulation de Montbéliard, fondée en 1799 – se donne des objectifs d’une modernité surprenante, surfant sur la vague des révolutions techniques et sociales contemporaines.

Penser, partager, faire rayonner : des sociétés à visée encyclopédique

Dès les premiers statuts des sociétés montbéliardaises, une intention saute aux yeux : rassembler tous ceux que l’amour du savoir anime, sans distinction de classe sociale, pour progresser ensemble dans la connaissance. À travers emboîtement de cercles, d’académies puis de sociétés, on retrouve ces grandes orientations :

  • Mutualiser les savoirs : Une soif de dialogue et de partage, où médecins, naturalistes, philosophes, artistes échangent leurs découvertes et observations.
  • Cultiver l’esprit critique : Informer, débattre, confronter les hypothèses plutôt que dogmatiser, avec une méthode empirique et rigoureuse inspirée des Lumières.
  • Dépasser les frontières : Publier en français et en allemand, s’ouvrir à la circulation européenne des idées, accueillir des membres correspondants de régions éloignées ou de l’étranger (Source : Actes de la Société d’émulation du Doubs).

Agir dans la cité : éducation, instruction et progrès social

Un fil rouge anime toutes les sociétés savantes montbéliardaises : avoir un impact concret sur la communauté. On est loin du cercle élitiste refermé sur une érudition vaine. À Montbéliard, l’objectif est d’éclairer, d’éduquer, de doter le plus grand nombre des outils pour comprendre et transformer leur monde.

  • Organiser des conférences publiques, des expositions temporaires : Dès la première moitié du XIXe siècle, la Société d’émulation organise des séances ouvertes, permettant à la population de se familiariser avec des thèmes comme la botanique, la géologie ou les progrès de la vaccination.
  • Constituer et enrichir les bibliothèques locales : En 1803, c’est la société savante locale qui assure le premier inventaire et la sauvegarde d’un fonds de plusieurs centaines d’ouvrages, ouverts à la consultation des étudiants, des artisans et du clergé (Source : Bibliothèque de Montbéliard, Registre des entrées 1802-1820).
  • Encourager l’école et l’apprentissage technique : Plusieurs sociétés savantes se mobilisent pour soutenir la création d’écoles techniques et professionnelles, en lien avec l’essor industriel (notamment dans l’automobile dès la fin du XIXe siècle).

Une ambition sociale et civique

À l’instar de ce qu’on rencontre à Lyon, Lille ou Grenoble, les sociétés savantes de Montbéliard n’omettent jamais leur rôle auprès des publics éloignés des sphères du pouvoir. Dans leurs rapports annuels, apparaissent des préoccupations très concrètes pour la santé publique (lutte contre les épidémies de typhus ou de choléra au XIXe siècle), la vaccination, et plus tard pour la formation continue des adultes.

En 1846, par exemple, la Société d’émulation organise une collecte afin de financer l’achat de microscopes destinés aux lycées et à l’hôpital de Montbéliard, contribuant de manière décisive à la diffusion des sciences expérimentales dans un cadre non universitaire (Source : « Montbéliard et ses Sociétés savantes », David Chabus, Mémoire de Master, 2009).

Documenter, préserver et transmettre le patrimoine local

L’un des axes majeurs des sociétés savantes montbéliardaises fut la mise en valeur du patrimoine local, matériel et immatériel. Cette démarche, parfois en avance sur son temps, a permis de sauvegarder quantité de manuscrits, objets, traditions régionales menacés par l’oubli.

  • Sauvegarder les archives et monuments : Au lendemain de la Révolution, la société d’émulation s’implique dans la sauvegarde de l’ancien château, des églises, des archives communales. Elle pousse la municipalité à protéger des stèles funéraires, du mobilier liturgique, des collections scientifiques.
  • Recueillir la mémoire orale et les savoir-faire : Les membres – souvent notables ou enseignants – collectent des chansons, des contes, des usages populaires (comme les tours de main des horlogers locaux ou la mémoire du textile), une démarche longtemps avant l’émergence de l’ethnographie (cf. observations de Jules Meline, années 1880).
  • Publier et diffuser des monographies régionales : Les sociétés savantes éditent leurs travaux sous forme de recueils, souvent illustrés, sur l’architecture du Pays de Montbéliard, ses faunes et flores, ses coutumes. Entre 1850 et 1900, la Société d’émulation publie plus de 120 brochures de ce type (Source : Fonds ancien, Médiathèque de Montbéliard).

Favoriser l’innovation et le croisement des disciplines

Les sociétés savantes montbéliardaises ne se contentent pas de reproduire les modèles admis. Leur force réside aussi dans leur capacité à stimuler l’innovation, à décloisonner les savoirs :

  1. Appels à projets et concours : Dès les années 1810, la société organise des prix récompensant la meilleure invention mécanique, la découverte botanique la plus originale, l’étude d’un gisement minier, etc. En 1840, un jeune ingénieur montbéliardais reçoit ainsi un prix pour la mise au point d’un procédé innovant de tissage, diffusé dans tout le pays de Montbéliard.
  2. Collaborations avec les entreprises locales : Des liens sont tissés dès l’origine avec les grands industriels (Peugeot ou Japy au XIXe siècle), qui contribuent financièrement ou mettent leurs laboratoires à disposition des travaux des savants amateurs (Source : Archives Peugeot "Histoire & Patrimoine).
  3. Ouvrir la recherche à toutes et tous : Amateurs, praticiens, enseignants, participent aux activités – dans un esprit « d’émulation » : chacun pouvant apporter sa découverte, aussi modeste soit-elle, à la construction de la connaissance locale ou universelle.

Cette philosophie favorise la circulation des idées entre l’école, l’usine, le laboratoire, mais aussi la maison ou l’atelier.

Un laboratoire d’innovation démocratique

En filigrane, l’histoire des sociétés savantes de Montbéliard laisse entrevoir un modèle d’organisation démocratique avant l’heure. Leurs statuts régissent l’égalité de parole, l’élection des membres, la circulation des responsabilités. En 1872, la société d’émulation autorise les femmes à assister, puis à prendre la parole lors de certaines séances, anticipant de plusieurs décennies l’entrée des femmes dans les académies nationales françaises.

On découvre dans ces sociétés les fondements de la participation citoyenne à la vie intellectuelle et la promotion d’un esprit critique élargi, plutôt que cantonné aux élites. Ce modèle a inspiré, à l’orée du XXe siècle, la constitution de cercles de lecture, d’associations d’histoire locale ou encore de clubs scientifiques pour la jeunesse (“Les objectifs fondateurs des sociétés savantes en Franche-Comté”, François Lassus, Presses Universitaires de Besançon, 2010).

Des traces à (re)découvrir et des héritages vivants

Plus de deux siècles après leurs fondations, que reste-t-il de ces ambitions ? Difficile de mesurer l’influence directe des sociétés savantes montbéliardaises sans évoquer la richesse des collections naturalistes, ethnographiques et techniques qu’elles ont réunies – aujourd’hui encore visibles au Musée du Château et à la médiathèque. Rares sont les institutions françaises de cette taille à avoir maintenu une telle continuité.

À l’heure des mutations numériques, il n’est pas anodin de voir de nouveaux groupes locaux, associations, blogs ou initiatives s’inspirer des mêmes idéaux : mutualisation, ouverture, transmission, action dans la cité. Les outils évoluent, mais la dynamique, elle, reste indémodable.

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