Penser, collecter, innover : la nature des recherches dans les sociétés d’émulation

16/09/2025

L’éclosion des sociétés d’émulation : contexte et esprit

Dès la fin du XVIII siècle, le paysage intellectuel de la France de l’Est – et notamment du Pays de Montbéliard – connaît un bouillonnement singulier. Les sociétés d’émulation prennent leur essor dans la lignée des Lumières, portées par la croyance que le progrès des connaissances et la diffusion des savoirs profiteront à toute la société. Ces associations privilégient une dynamique locale et collaborative, ouverte aux curieux, aux érudits, aux praticiens aussi bien qu’aux amateurs passionnés. À rebours des académies élitistes, elles s’investissent dans une recherche plurielle, ancrée dans le territoire, attentive aux innovations et à la transmission.

Au cœur de Montbéliard comme dans d’autres villes du Grand Est, ce sont des professeurs, des notables, des médecins, des industriels éclairés, des artisans chevronnés qui se réunissent pour échanger, documenter, expérimenter dans des domaines qui dépassent le strict savoir livresque. Mais quels champs et quels objets de recherche ont-ils véritablement explorés ?

Une mosaïque de centres d’intérêt : les grands domaines abordés

Loin d’une spécialisation figée, les sociétés d’émulation ont embrassé une diversité de sujets, reflets du dynamisme de leur époque. Plusieurs axes majeurs se dessinent, auxquels s’ajoutent autant de ramifications originales.

1. Sciences naturelles et inventaire du vivant

L’étude de la nature occupe une place centrale. Dans l’esprit encyclopédique du temps, ces sociétés multiplient les observations in situ et les collections. À Montbéliard, la Société d’Émulation, fondée en 1799, consacre nombre de ses séances aux herbiers, à la faune locale et à la géologie du Jura souabe.

  • Botanique : flore des prairies, plantes médicinales, cartographie végétale du Doubs.
  • Minéralogie : identification de carreaux calcaires, prospection de minerais (fer, houille, sel dans la région).
  • Zoologie : recensement d’espèces endémiques, suivi des migrations d’oiseaux – la Société linnéenne de Montbéliard inspire jusqu’à Strasbourg et Bâle (voir Persée).

Ce sont parfois les premiers inventaires scientifiques détaillés de la faune ou la flore régionale. On retrouve dans les publications des sociétés, telles que les “Annales de l’Académie de Besançon” ou les bulletins locaux, de précieuses descriptions de champignons, d’insectes et de fossiles, auxquels se rattachent également des échanges avec d’autres savants européens.

2. Histoire, mémoire et archéologie locale

Grande est la place consacrée à l’histoire et à la préservation du patrimoine. Les sociétés d’émulation recueillent témoignages oraux, objets anciens, et rédigent de volumineuses monographies sur les communes du Pays de Montbéliard.

  • Exploration des archives : transcription d’actes anciens, inventaire des chartes médiévales et des registres paroissiaux (certaines études sont à l’origine du classement de sites historiques).
  • Archéologie : fouilles de tumuli, recherches sur les sites gallo-romains dans la vallée du Doubs (notamment le site de Mandeure, qui livre amphithéâtres, mosaïques, monnaies).
  • Folklore et traditions : enquêtes sur les costumes, les dialectes, les fêtes religieuses et profanes.

Entre 1800 et 1850, la Société d’Émulation publie des études structurantes sur l’histoire de la Principauté de Montbéliard, à l’instar de l’œuvre monumentale de l’abbé L. Delacroix (BNF Gallica). À Dijon, Nancy ou Metz, la même effervescence anime la collecte de “matières locales” (Guy Thuillier, Les sociétés savantes et l’histoire locale, La Documentation Française).

3. Techniques, industrie et innovations pratiques

Le Pays de Montbéliard, terre d’industrie naissante, bénéficie de sociétés d’émulation sensibilisées à la modernisation économique. Leur contribution à la connaissance technique n’est pas négligeable.

  • Études sur la mécanisation : expériences sur la force motrice de l’eau dans les moulins, adaptation des machines à tisser ou à filer (un secteur clé avec le développement des filatures DMC – Dolfus-Mieg et Compagnie).
  • Métallurgie : recherches sur le traitement du fer, visite de hauts-fourneaux, vulgarisation des procédés permettant d’améliorer la qualité de la fonte.
  • Agriculture : essais sur la culture de la betterave, analyses de la productivité, conseils sur la rotation des cultures.

Un exemple étonnant : dès les années 1830, la Société d’Émulation de Belfort expérimente une “pompe à incendie perfectionnée” et publie les résultats obtenus, offrant à la ville le premier plan de prévention moderne contre le feu (source : Bulletin de la Société d’Émulation du territoire de Belfort).

4. Arts et lettres : une émulation créative

Les sociétés ne négligent pas la littérature, les beaux-arts, la musique, la poésie, et forment un public d’amateurs éclairés et critiques.

  • Organisations de salons et d’expositions d’art : révélant de jeunes peintres ou sculpteurs régionaux.
  • Publication de poèmes et de contes : souvent inspirés du terroir, lauréats de concours institutionnels.
  • Critique littéraire : comptes rendus de lectures, débats autour de la traduction des textes allemands (l’influence culturelle du Wurtemberg demeure forte à Montbéliard).

On doit à ces sociétés des recueils collectifs et des albums, où artistes et écrivains locaux se côtoient, à l’image du “Recueil de la Société d’émulation de Montbéliard” édité dès 1807.

Des méthodes originales et une démarche collective

Outre la variété des sujets, le fonctionnement même de ces organismes repose sur une méthode participative et une exigence de diffusion.

  • Observations partagées : la plupart des recherches s’appuient sur des collectes collectives, des excursions – botanique, géologie ou histoire rurale – qui réunissent membres de tous âges et statuts.
  • Expérimentation et vulgarisation : on privilégie la reproductibilité, la documentation rigoureuse, et la publication accessible. Les bulletins et annales constituent un chaînon essentiel, certains tirés jusqu’à 1 000 exemplaires à Montbéliard vers 1850 (Gallica).
  • Coopération interrégionale : échanges réguliers avec les sociétés sœurs de Besançon, Mulhouse, Strasbourg ou Lyon. En témoignent des correspondances, la circulation des manuscrits, voire l’organisation de concours ouverts à tous les Francs-Comtois.

Le souci de transmission se traduit aussi par l’édition d’ouvrages destinés aux écoles, la mise à disposition de bibliothèques, le prêt d’instruments de mesure ou de microscopes. La société de Montbéliard peut s’enorgueillir, dès 1825, d’un “cabinet de curiosités” mélangeant raretés naturelles et inventions locales.

Ancrage local, rayonnement européen

Il serait réducteur de considérer le travail des sociétés d’émulation comme une curiosité provinciale. Plusieurs de leurs membres entretiennent des liens directs avec la communauté savante européenne, notamment dans les domaines naturalistes et historiques.

  • Contribution aux grandes bases de données européennes : nombre de spécimens, notamment botaniques, collectés à Montbéliard ou Belfort, sont envoyés à Paris ou Londres. Un herbier constitué par la société locale figure encore aujourd’hui au Muséum national d’Histoire naturelle (source : Adansonia).
  • Participation aux expositions universelles : en 1867, des machines agricoles mises au point dans le Doubs sont présentées à Paris, où leur efficacité est saluée.
  • Dialogue constant : entre sociétés françaises, allemandes, suisses ; certains membres sont honorés dans plusieurs cercles à la fois, à l’image de l’ingénieur montbéliardais Charles Weiss (1784-1856), membre correspondant de la Société nationale d’agriculture de Paris et acteur clé du développement industriel local (cf. Archives nationales).

Quelques chiffres et jalons significatifs

  • En 1847, la Société d’Émulation de Montbéliard rassemble 187 membres actifs, dont 30% sont issus du monde industriel, 40% du clergé ou du secteur éducatif (Source : archives municipales de Montbéliard).
  • Entre 1805 et 1860, plus de 250 communications font l’objet de publications dans les seules “Mémoires” de la société, dont une part substantielles en sciences naturelles.
  • Le recensement botanique initié dès 1806 dans les forêts environnantes comprend 682 espèces, soit près de 80% de la flore recensée ultérieurement sur le territoire (cf. J.-B. Mougeot, Essai sur la Flore du Montbéliard).
  • L’inventaire archéologique de Mandeure s’étend sur plus de 50 ans, mobilisant jusqu’à 7 campagnes annuelles et une vingtaine de bénévoles à chaque session (source : Service Régional de l’Archéologie Bourgogne-Franche-Comté).

Nouveaux regards sur l’émulation : héritages et actualité

Les thématiques qui passionnaient ces sociétés continuent aujourd’hui de susciter l’intérêt, tant chez les chercheurs que dans le grand public. La démarche interdisciplinaire, la générosité de partage et l’esprit d’entraide qui les animaient inspirent encore nombre d’initiatives locales ou régionales – qu’il s’agisse d’associations de sauvegarde, de collectages oraux, ou de laboratoires citoyens.

Alors que les savoirs se spécialisent, il est salutaire de se rappeler combien la dynamique d’émulation a permis l’avancée simultanée de la science, des arts et de la société. L’héritage méthodique et enthousiaste de ces collectifs demeure une source de stimulation pour redécouvrir la richesse du Pays de Montbéliard et, au-delà, pour inventer ensemble les recherches de demain.

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