Émulation et partage : la contribution discrète et décisive des sociétés savantes à l’éducation et à la vulgarisation

24/09/2025

Introduction : Quand la curiosité collective devient levier d’émancipation

Derrière l'effervescence contemporaine de la médiation scientifique et culturelle, un acteur discret, souvent relégué à l’ombre des grandes institutions, a durablement façonné notre rapport à la connaissance : la société savante. Apparues dès le XVII siècle, souvent en marge des universités ou en réponse à leurs limites, ces associations ont joué un rôle fondamental dans la démocratisation du savoir, la structuration des disciplines et l’essor de l’esprit critique. Par leur histoire, leur organisation et leurs actions concrètes, elles apparaissent comme un formidable laboratoire d’éducation populaire et de vulgarisation. Mais comment, précisément, leur influence s’est-elle exercée ? Quels héritages leur devons-nous ? Et pourquoi leur modèle parle-t-il encore à la société d’aujourd’hui ?

Les sociétés savantes : genèse et structuration d'une communauté de savoirs

L’histoire des sociétés savantes se mêle à celle de l’Europe des Lumières et de l’essor bourgeois des villes. Dès 1660, la création de la Royal Society à Londres, puis de l’Académie royale des sciences à Paris (1666), marque le début de leur expansion. Pour la première fois, la pratique du savoir s’institutionnalise en dehors de l’Église ou de la monarchie, reposant sur la discussion, l’expérimentation, le débat libre entre pairs — et bientôt avec le public.

  • En 1793, la France compte près de 60 sociétés savantes reconnues. Au début du XX siècle, elles sont plus de 3 000 dans le pays (Ministère de l’Éducation nationale).
  • Le Pays de Montbéliard lui-même n’est pas en reste : la Société d’Émulation du Doubs voit le jour en 1802 et publie rapidement des travaux à destination des érudits et du grand public.

Leur modèle fédère médecins, enseignants, scientifiques amateurs, collectionneurs, bibliophiles… C’est cette mixité, ce brassage d’idées et de profils, qui assure leur vitalité et prépare le terrain à une éducation par et pour la société civile.

De l’élite aux citoyens : une pédagogie de la transmission

La principale révolution apportée par les sociétés savantes réside sans doute dans la volonté de ne plus réserver le savoir à une élite. En publiant bulletins, recueils, comptes rendus d’expériences ou récits de découvertes, elles touchent un public de plus en plus vaste. Ces publications ne sont pas de simples annexes à la recherche : elles sont conçues, dès le début, dans un esprit de clarté et d’accessibilité.

  • La Société Linnéenne de Paris (1787) propose dès la première moitié du XIX siècle des conférences et des promenades de botanique ouvertes aux professeurs et aux élèves de la ville.
  • La Société Française d’Archéologie, créée en 1834 par Arcisse de Caumont, organise de véritables “congrès d’études”, où érudits et curieux sillonnent la France pour visiter églises, châteaux et partager découvertes et méthodes d’analyse.

Ces pratiques ont une portée éducative d’autant plus remarquable qu’elles précèdent largement la démocratisation scolaire du XX siècle. À la fin du XIX siècle, de nombreux instituteurs puisent dans les bulletins des sociétés locales de quoi enrichir leur enseignement (Archives nationales).

La vulgarisation : entre innovation et diffusion de masse

La vulgarisation scientifique et littéraire, telle qu’on la connaît aujourd’hui, doit beaucoup aux sociétés savantes. Loin d’un simple abaissement du niveau, leur objectif est d’ouvrir la discussion, d’éveiller la curiosité et de transmettre aussi bien des questions que des réponses.

Le modèle du concours et de l’émulation

Le mot “émulation”, qui figure souvent dans le nom de ces sociétés (comme la Société d’Émulation du Doubs), traduit cette volonté. Les concours, prix et sujets de dissertation proposés au public trouvent un écho dès la seconde moitié du XVIII siècle. Quelques chiffres illustrent cet impact :

  • En 1830, à Paris, la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale reçoit plus de 700 réponses à son concours annuel sur les nouvelles méthodes agricoles (INPI).
  • Dans le seul département du Doubs, plus de 80 concours sont organisés entre 1820 et 1850 (Société d’Émulation du Doubs).

Loin de l’évaluation formelle, ces initiatives mettent l’accent sur l’invention individuelle, l’autocritique et la participation collective. Elles annoncent, par bien des aspects, les futurs concours scolaires et, plus tard, les Olympiades scientifiques ou littéraires.

Publications et diffusion du savoir

L’autre pilier de la vulgarisation tient à la publication. Des milliards de pages issues des bulletins, actes de réunions, annales et revues circulent dans toute l’Europe dès le XIX siècle. Ces publications alimentent les bibliothèques rurales, les instituts de formation, les salons et même la presse généraliste.

  • La Revue des sociétés savantes, fondée en 1840, tire à plus de 10 000 exemplaires en 1865 (source : Gallica BNF).
  • En 1880, la Société entomologique de France publie 2 volumes par an, totalisant plus de 500 pages accessibles à tous les naturalistes francophones (Société entomologique de France).

Ces efforts participent à la structuration d’un savoir partagé, en dehors du circuit universitaire classique, et favorisent la création de véritables réseaux d’apprentissage.

Un outil d’émancipation collective : sociétés savantes et éducation populaire

Leur implication dans l’éducation populaire va bien au-delà du cercle restreint des passionnés. Elles participent à la création de bibliothèques, de musées, d’expositions itinérantes et de conférences publiques. Elles gèrent parfois directement des institutions scolaires, comme la Société royale d’agriculture de Paris à la fin du XVIII siècle, qui dirige une école rurale pilote.

  • La Société de Géographie, fondée en 1821, organise à Paris dès 1839 des conférences grand public attirant plus de 1 500 personnes à chaque séance (Société de Géographie).
  • Dans les petites villes, la création de musées locaux par des sociétés savantes devient un phénomène massif à partir de 1850. Près de 300 musées voient le jour avant 1914, dont une cinquantaine dédiés aux sciences naturelles (Ministère de la Culture).

Leur démarche articule enseignement, expérimentation et rencontres intergénérationnelles. Elles constituent ainsi un pilier dans l’édifice de l’éducation permanente en France et en Europe.

Exemples concrets et anecdotes marquantes

  • Siméon Denis Poisson, mathématicien franc-comtois, dépose les travaux qui feront sa renommée à l’Académie des sciences… mais publie des synthèses pédagogiques dans les bulletins des sociétés savantes régionales, rendant ses découvertes accessibles aux professeurs et élèves du territoire (source : Académie des Sciences).
  • En 1899, la Société des Amis des Sciences Naturelles de Rouen publie un manuel d’initiation à la géologie utilisé par des centaines d’écoles primaires de Normandie (source : Bibliothèque municipale de Rouen).
  • Le “Petit laboratoire portatif”, conçu par la Société Chimique de France en 1877, est expérimenté dans plus de 120 écoles rurales, préfigurant les kits pédagogiques utilisés aujourd’hui.
  • La Société d’Émulation du Doubs joue un rôle central dans la conservation du patrimoine local et dans l’organisation de séances de lecture et d’expériences publiques dès 1820 (Archives départementales du Doubs).

La vitalité actuelle des sociétés savantes et leur adaptation au XXI siècle

Si beaucoup d’entre elles ont vu leur public changer ou décliner au XX siècle, la logique de l’émulation et du partage connaît aujourd’hui une résurgence sous d’autres formes. Certaines se digitalisent, créent des plateformes collaboratives, interviennent dans les médias ou forment des réseaux internationaux.

  • En 2019, la Fédération des sociétés savantes de France recense encore plus de 4 000 sociétés actives (FSSCRF).
  • Des sociétés locales comme la Société d’Histoire de Montbéliard animent aujourd’hui conférences, podcasts et parcours commentés ouverts à tous les âges.

Leur mission reste la même : une éducation par l’exploration, un goût du dialogue et une volonté de faire vivre le patrimoine scientifique, littéraire et artistique, au service du plus grand nombre.

Vers une culture partagée du savoir : le précieux héritage des sociétés savantes

L’expérience des sociétés savantes offre une leçon précieuse : la transmission des savoirs ne se résume pas à un transfert d’expertise, mais relève d’un travail collectif, d’un écosystème d’émulation, où chaque citoyen trouve place pour apprendre, transmettre, débattre — et pourquoi pas, inventer. Les défis actuels de la vulgarisation, de l’éducation aux médias ou de la participation citoyenne dans la recherche font revivre, de manière renouvelée, cet héritage foisonnant.

Clés de voûte de l’éducation populaire, pionnières de la science ouverte avant l’heure, les sociétés savantes ont semé les graines d’une société curieuse, critique et inclusive. Explorer leur histoire, c’est s’enrichir d’exemples, mais aussi d’un modèle d’engagement toujours d’actualité.

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