Des sociétés savantes à la conquête du savoir : un moteur pluriséculaire de diffusion scientifique et littéraire

12/09/2025

Préambule : quand l’émulation se fait institution

L’Europe du XVIIIe siècle bruisse d’effervescence : savants, lettrés, amateurs éclairés et érudits s’assemblent, débattent, partagent leurs découvertes. De Paris à Londres, de Besançon à Montbéliard, fleurissent des sociétés savantes, creusets de la circulation des idées bien avant l’avènement du web. Si leur nom évoque parfois poussière et formalisme, ces institutions ont pourtant dynamisé la production, la diffusion et la démocratisation du savoir, accélérant l’irrigation intellectuelle des sociétés d’Ancien Régime puis des jeunes nations modernes. Comment ces sociétés ont-elles permis, concrètement, la dissémination des sciences et des lettres ? Quelle est la nature de cet héritage aujourd'hui ?

Naissance d’un phénomène : le contexte européen des Lumières

Les sociétés savantes n’apparaissent pas ex nihilo. Elles s’inscrivent dans le contexte foisonnant des Lumières, quand la diffusion de l’imprimé, la contestation de l’autorité, la soif de rationalité et la valorisation de l’échange sont devenues matrices de progrès. En France, le célèbre exemple de l’Académie des sciences fondée à Paris en 1666 par Colbert, a essaimé : près de 470 académies et sociétés savantes sont recensées avant la Révolution (source : Inventaire général des sociétés savantes, Revue d’Histoire des Sciences, 1952). Leur développement rejaillit bien au-delà des cercles parisiens, irrigant grandes et petites villes – Montbéliard ayant même hébergé, dès 1750, sa propre Société d’émulation, mêlant notabilités locales et figures éclairées.

Des membres d’horizons variés

  • Essayistes et écrivains (Voltaire fréquente l’Académie de Berlin, Diderot s’illustre à la Société des gens de lettres).
  • Commerçants et industriels, particulièrement nombreux dans les villes manufacturières (comme Lyon ou Reims).
  • Médecins, architectes, magistrats, et nombre d’amateurs, guidés par la passion plus que par la profession.

Ce brassage social, inédit, a été moteur de créativité, d’émulation… mais aussi de transmission.

Outils et mécanismes de diffusion : publications, prix, réseaux

Les périodiques et mémoires : une circulation à grande échelle

Le moteur par excellence de la diffusion savante fut la publication régulière d’actes et mémoires. Dès le XVIIIe siècle, les sociétés savantes adoptent la pratique du compte-rendu (par exemple, les Mémoires de l’Académie de Berlin, imprimés et diffusés dans toute l’Europe, ou les Mémoires de la Société royale de Londres - les Philosophical Transactions lancés dès 1665). Quelques chiffres :

  • Plus de 1 200 titres de revues savantes sont lancés en France entre 1680 et 1789, dont les trois quarts en province (Source : Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n°52-4, 2005).
  • À Paris, le tirage des volumes annuels des Académies peut dépasser le millier d’exemplaires, souvent réimprimés localement.
Ces écrits, formant les premiers réseaux de « pré-édition scientifique », sont systématiquement échangés entre sociétés, envoyés aux correspondants de province, traduits, voire pillés par certains encyclopédistes (!). Ce maillage constitue une forme précoce d’open access, favorisant l’irrigation des idées entre métiers, disciplines et contrées éloignées.

Les prix et concours : la science au service du bien commun

Autre levier majeur de diffusion : l’organisation de concours et la remise de prix annuels. Entre 1715 et 1789, rien qu’en France, plus de 350 concours sont recensés (source : ibid.). Les Académies, régionales comme nationales, proposent à la réflexion :

  • Des sujets d’intérêt local (assainissement, techniques agricoles, maladies endémiques…)
  • Des thèmes plus universels (égalité des sexes : « Faut-il donner la même éducation aux filles et aux garçons ? » Nantes, 1786).
  • Des problématiques scientifiques de pointe (résolution d’équations, navigation, météorologie…).

Jean-Jacques Rousseau doit sa célébrité initiale à son Discours sur les sciences et les arts, lauréat du prix proposé par l’Académie de Dijon en 1750. Au-delà de la reconnaissance, ces concours donnent naissance à des centaines de mémoires, souvent publiés et débattus publiquement, faisant vivre la recherche hors des cercles restreints.

Conférences, démonstrations et fêtes publiques

Les sociétés savantes ne sont pas des cénacles fermés. Dès le XVIIIe siècle, elles multiplient séances publiques, conférences ouvertes, démonstrations de physique, soirées musicales ou lectures. Leurs réunions sont annoncées par voie d’affiche ou dans les journaux. La « grande affluence aux séances de chimie de la Société Royale de Médecine et des Sciences de Lyon » en 1780 (source : Lyon et la révolution chimique, CNRS, 2016) atteste d’un véritable engouement populaire :

  • Des expériences spectaculaires (descente du vide, jeux sur l’électricité statique…) deviennent des attractions urbaines.
  • Les artistes (musiciens, poètes) lisent en public leurs œuvres, plusieurs décennies avant l’avènement du café littéraire moderne.
  • Les débats sur l’inoculation contre la variole ou sur la vaccination, initiés par les sociétés savantes, servent de levier d’information et de médiation à grande échelle.

Relier les territoires : quand savoir rime avec enracinement local

La France des sociétés savantes, c’est aussi une histoire d’ancrage géographique. Dans les régions, elles tissent un lien unique entre l’élite éclairée, le pouvoir municipal et la population locale.

  • La Société d’émulation de Montbéliard met en place, dès 1780, un système d’enseignement populaire, fondant bibliothèques, muséums de sciences naturelles et archives ouvertes (source : Gallica - Statuts de la Société d'émulation, 1780).
  • À Montpellier, la Société royale des sciences impulse dès 1750 une collecte d’herbiers partagés avec les botanistes amateurs des campagnes ; à Nantes, des cours de dessin industriel sont donnés aux artisans (sources : Archives municipales Montpellier et Nantes).
  • La Société d’agriculture de Dijon, dès 1762, expérimente de nouvelles rotations culturales, avec un réseau de « correspondants » diffusant conseils et semences, préfiguration des chambres d’agriculture modernes.

Cette capillarité territoriale, loin d’être anecdotique, fait des sociétés savantes de véritables relais de la vulgarisation scientifique et littéraire, hissant la province au rang de laboratoire d’innovation et non de simple courroie de transmission vers la capitale.

Des femmes et des anonymes : inclusivité relative et innovation

Si, formellement, les sociétés savantes sont longtemps restées masculines, elles se sont ouvertes (parfois discrètement) à des profils atypiques, à la faveur des concours ouverts :

  • Sophie Germain, mathématicienne autodidacte, remporte le grand prix de l’Académie des Sciences en 1816 (malgré l’opposition initiale du jury).
  • À Besançon, la Société d’émulation accueille dès 1835 quelques femmes comme membres correspondantes – une première en France orientale (source : Bulletin de la Société d’émulation du Doubs, 1836).
  • Des artisans, ouvriers ou paysans accèdent à une notoriété régionale grâce à leur engagement, à l’exemple de Claude Blanchard, menuisier-météorologue de Montbéliard, célèbre pour ses observations publiées dans les Mémoires locaux (1792-1805).

Le pluralisme, bien qu’imparfait, fut porteur de renouvellement, et ouvrit la voie à une diffusion moins hiérarchisée de la science et des lettres.

L’héritage vivant : sociétés savantes, associations et médiation culturelle aujourd’hui

Si la révolution industrielle, puis la professionnalisation de la recherche, ont progressivement marginalisé le rôle des sociétés savantes dans la grande histoire de la science (voir CNRS Info, 2023), leur patrimoine est vif. On dénombre encore plus de 3 500 sociétés actives en France aujourd’hui (Fédération des Sociétés Savantes), la plupart spécialisées par discipline (histoire, botanique, archéologie, littérature…)—voire animatrices d’événements grand public :

  • Expositions, colloques, ateliers pour jeunes et rencontres intergénérationnelles ;
  • Bulletins réguliers, revues en open access — ex : Banque numérique de la Bibliothèque de l’Institut de France ;
  • Partenariats avec les universités (Université de Bourgogne, Musée des Beaux-Arts de Besançon), de plus en plus fréquents.
Certaines sociétés, comme les Amis du Muséum de Montbéliard ou la Société d’émulation du Doubs, ont modernisé leurs pratiques en misant sur la médiation et le numérique, poursuivant ce même travail : relier, éclairer, transmettre. En somme, l’esprit d’émulation n’a rien perdu de sa force, à l’heure où la société se passionne pour la vulgarisation scientifique, les podcasts ou les conférences en ligne.

D’hier à demain : renouer avec l’émulation collective

Derrière les façades discrètes de tant d’académies locales ou nationales, ce sont des siècles de circulation d’idées, d’enthousiasmes partagés, de savoirs rendus vivants qui s’expriment. L’histoire des sociétés savantes montre que la science et la littérature n’avancent jamais seules mais dans l’élan de communautés, de réseaux, où chacun, célèbre ou inconnu, amateur ou expert, peut être porteur de progrès. Les sociétés savantes n’ont pas seulement diffusé les sciences et les lettres : elles ont inventé les conditions pour que ces savoirs circulent, s’hybrident et, surtout, s’incarnent au cœur des territoires. Aujourd’hui, inspirer la curiosité, éveiller l’esprit critique et célébrer l’émulation collective sont autant de défis pour prolonger leur ambition dans un monde ouvert mais fragmenté.

Bibliographie sélective et ressources

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