La toile européenne des savoirs : comment les sociétés savantes du Pays de Montbéliard s’inscrivaient-elles dans les réseaux du Vieux Continent ?

28/09/2025

L’émergence des sociétés savantes : un phénomène transnational

Au tournant des Lumières et de la Révolution industrielle, un archipel de sociétés savantes s’est déployé à travers l’Europe. Qu’elles se nomment Académies, Sociétés d’émulation, Cercles d’instruction ou Cabinets littéraires, elles partagent un élan commun : structurer, partager et développer le savoir en dehors des institutions académiques traditionnelles. Montbéliard, alors principauté alliée au Wurtemberg, n’y fait pas exception. Mais quelle était la nature exacte de leurs connexions avec le reste de l’Europe savante ? Quels réseaux, quels moyens, quels enjeux ?

Loin d’être repliées sur elles-mêmes, ces sociétés participaient à une vaste circulation des idées, tissant une trame féconde d’échanges, de correspondances et de projets communs, dont l’impact se lit encore dans l’évolution des sciences, des lettres et des arts.

Des réseaux animés par la correspondance, la publication et le voyage savant

La correspondance, un fil d’or entre les sociétés

Au XVIII siècle surtout, la correspondance constitue l’un des fers de lance des échanges entre sociétés savantes. Les membres actifs de Montbéliard entretenaient des liens épistolaires réguliers avec des homologues de Strasbourg, Stuttgart, Bâle, et jusqu’à Paris ou Berlin. Lorsque la Société d’émulation de Montbéliard est officiellement fondée en 1776 (Archives municipales de Montbéliard), la pratique de l’échange de procès-verbaux, de mémoires ou d’ouvrages en « service de presse » est déjà bien établie.

  • Par exemple, Pierre-Joseph Faure, médecin montbéliardais, correspondait avec l’Académie des Sciences de Paris ainsi qu’avec l’Académie Leopoldina de Halle (source : Biographie universelle Michaud).
  • Les bulletins annuels servaient d’espace d’interpellation : il n’est pas rare qu’une publication locale soit relayée ou discutée à l’Académie de Lyon ou à Londres.

Les échanges de publications savantes

  • La Société d’émulation de Montbéliard, comme la plupart de ses homologues, adressait régulièrement ses recueils de mémoires, bulletins ou annales à d’autres sociétés : on retrouve trace de ces envois dans les catalogues de la Royal Society ou de la Société Linnéenne de Londres.
  • En retour, Montbéliard recevait revues et bulletins d’ailleurs, offrant ainsi à ses membres un accès rare à des recherches, inventions et débats d’avant-garde menés par leurs pairs européens.

Cette circulation contribue à la standardisation des pratiques scientifiques (observation, description, classification, etc.) et à l’émergence d’un langage commun du savoir.

Voyages d’étude et sociabilité savante transfrontalière

De nombreux membres effectuaient le « Grand Tour » savant, visitant les sociétés germanophones ou suisses, assistant à leurs séances, rapportant instruments, livres et méthodes. Ainsi, Georges Cuvier, formé à Montbéliard, tire profit de ses séjours à Stuttgart et à Paris pour faire dialoguer les sciences naturelles entre France et Allemagne (cf. Patrick Tort, Georges Cuvier, naissance d’un génie).

  • La mobilité des savants était aussi une réalité concrète : près de 40% des membres des sociétés du Quadrilogue de l’Est (regroupant Besançon, Montbéliard, Mulhouse, Bâle) avaient séjourné, travaillé ou étudié à l’étranger entre 1760 et 1830 (source : European Society for the History of Science, 2021).
  • Les « séances jumelées » ou « missions » entre sociétés voisines nourrissaient échanges et émulation — par exemple, entre Montbéliard et la Société de Physique et d’Histoire naturelle de Genève dans la première moitié du XIX siècle.

Des liens orga­ni­sés : affiliations, académies interconnectées et réseaux de diplômes

Les académies et la structuration continentale

Dès la fin du XVIII siècle, des réseaux hiérarchisés se dessinent : les académies royales (Londres, Paris, Stockholm, Berlin) servent de « têtes de réseau », diffusant modèles, normes et thèmes de recherche dans toute l’Europe.

  • L’appartenance à une société locale offrait parfois une « porte d’entrée » pour un recrutement (membre correspondant) dans une des grandes académies. C’est le cas pour Jean-Baptiste Schwilgué (originaire du Haut-Rhin, membre correspondant de multiples sociétés européennes après sa participation à celle de Montbéliard).
  • Plusieurs sociétés, particulièrement dans les régions frontalières comme Montbéliard, étaient affiliées à des cercles plus larges, ce qui favorisait la circulation des membres, la reconnaissance mutuelle des diplômes ou des distinctions.

Reconnaissance, concours et prix : la création de standards européens

  • Régulièrement, Montbéliard proposait à ses membres de participer à des concours organisés par d'autres sociétés (Lyon, Mannheim, Turin, etc.), tandis que ses propres prix étaient ouverts à des candidats extérieurs. Cette dynamique, commune au XIX siècle, encourageait la compétition bienveillante et l’innovation.
  • En 1802, la Société d’émulation de Montbéliard a accueilli trois lauréats suisses et deux allemands lors d’un concours sur les innovations agricoles, favorisant la diffusion de pratiques qui furent ensuite reprises dans la plaine rhénane (source : Archives départementales du Doubs).

Le prestige d’un prix ou d’une médaille allait bien au-delà des frontières locales : il pouvait ouvrir la porte à une carrière européenne ou déclencher des correspondances inédites.

Amitiés, débats et rivalités : la dynamique particulière des échanges savants

L’internationalisation des débats scientifiques et culturels

Les réseaux tissés par les sociétés savantes ne sont pas que faits d’harmonie polie : ils vibrent aussi de débats, émulations et, parfois, crises. Les discussions sur la théorie du transformisme ou la classification du règne animal (Cuvier vs. Lamarck, par exemple) traversent rapidement toute l’Europe grâce aux sociétés locales qui relaient controverses et comptes rendus.

  • En 1819, la Société d’émulation de Montbéliard s’est trouvée au cœur d’un débat européen sur la vaccination animale, relayant autant les méthodes anglaises que les réserves allemandes (cf. Courrier de Montbéliard, n°24-25, 1820).

Des influences croisées dans les disciplines artistiques et littéraires

Les arts n’étaient pas en reste : les sociétés musicales et littéraires de Montbéliard échangeaient partitions, pièces de théâtre ou recueils poétiques avec la Suisse, la Bavière ou l’Italie du Nord, reflétant l’effervescence de la scène culturelle transfrontalière.

  • L’envoi en 1842 de la pièce L’Emigré ou le Pays de Montbéliard à la Société de Lecture de Genève fut l’occasion d’un échange littéraire durable, documenté dans les archives des deux sociétés.

Anecdotes de rivalités locales et européennes

La forte proximité des sociétés induisait aussi des rivalités pour attirer des intervenants marquants ou des subventions ; l’accueil du naturaliste Alexander von Humboldt lors de son passage à Montbéliard fit l’objet d’une controverse, Bâle et Stuttgart estimant avoir été devancées à tort (source : Correspondance Humboldt, 1805).

Ces tensions, loin de ralentir l’innovation, dynamisaient le foisonnement d’idées, développaient un esprit de compétition au service de la connaissance.

L’empreinte durable des sociétés savantes dans la circulation européenne des savoirs

Progressivement, ces réseaux d’autrefois ont favorisé la professionnalisation de la recherche, l’internationalisation des disciplines et l’émergence d’un espace commun des savoirs en Europe. Les sociétés savantes locales, à la lisière du cosmopolitisme et de l’enracinement, ont joué un rôle d’incubateurs et de relais : elles ont permis de démocratiser l’accès au savoir, de faire émerger des talents (Cuvier, Schwilgué, le mathématicien Liouville) et de résister – ou parfois d’accompagner ! – les mutations politiques du continent.

  • Au début du XX siècle, près de 80% des sociétés savantes recensées dans les annuaires du Repertoire International des Sociétés Savantes sont interconnectées par au moins une correspondance ou une publication commune avec une société étrangère.

Si l’ère numérique semble transformer aujourd’hui la circulation des idées, la logique d’échanges, de réseaux et d’« émulation » demeure très actuelle. Découvrir et valoriser ce patrimoine, c’est aussi s’inspirer d’une Europe des savoirs ouverte, incarnant esprit critique, générosité et curiosité partagée.

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